mercredi 18 septembre 2013

Tu vis comme un sauvage



m'a dit Vassilis en faisant tomber les cendres de son cigarillos dans sa barbe. Assis sur les rochers, pieds dans l'eau, nous contemplons la voie lactée en testant sa dernière livraison de raki. Il a provisoirement délaissé ses fonctions de serveur dans la taverne de sa femme et tente de me dire comment prendre en main mon destin. Je l'excuse à cause de sa déformation professionnelle : dans le civil il est pope, et il faut surtout reconnaître que son raki est bon. Je reprends une rasade fruitée et tends la main, croyant pouvoir toucher les étoiles. Il me demande de faire oeuvre de contrition; je me souviens à peine de ce mot. Chez les Orthodoxes aussi ça existe ? Je lui parle du dernier plan qu'on m'a proposé : accompagner un groupe de variétoche grecque dans une tournée des plages branchées, et résister à l'alcool coulant à flot et aux filles qui dansent en bikini jusqu'au bout de la nuit.

Il fait : "Tskt tskt. Tu vaux bien mieux que ça JSB". 

A la place il me parle responsabilité de l'homme et de l'artiste, vision, engagement personnel, tandis que je me concentre sur le bruit des planètes. Rrrr pampam brrrrr chk chk chk...  John Adams et la NASA peuvent aller se rhabiller, la retranscription est bien plus simple. Je cherche dans ma poche de quoi écrire, avant de me rappeler que je suis toujours en bermuda de bain. Il va falloir que je compte sur ma mémoire, c'est pas gagné en ce moment.

A côté, un type se jette tout habillé dans le port en braillant des trucs incompréhensibles. 

Nous le regardons, en espérant ne pas avoir à nous lever pour le ramener sur le quai. Surtout moi, en fait, Vassilis étant épais comme une tranche de wolkenbrot en hiver. D'ailleurs il a senti le coup; il se met debout et pose une main sur mon épaule pour garder son équilibre :
"Je connais un type bien, m'assure-t-il, je te le présenterai, tu verras, ça va t'inspirer" et il me laisse en glissant sur les rochers, se rattrapant où il peut, souvent à quatre pattes, mais finit par poser le pied sur le quai, sauf.

On ne peut pas en dire autant du type dans la flotte. 

D'ailleurs, on ne l'entend plus. Je le cherche du regard, sa tête disparaît et réapparaît de plus en plus vite dans l'eau noire. Je plonge. Il est lourd le cochon ! Mais il se laisse faire. Je le remonte sur le quai, il tourne ses yeux vitreux vers moi et balbutie, la voix pleine d'eau : "Merci, je sais pas ce qui m'a pris, je voulais juste aller pisser." Et soudain, je me souviens, c'est l'endroit préféré des mecs bourrés de toute la ville pour se décharger la vessie. Glander c'est super, mais ça efface la mémoire. L'envers du paradis, c'était cette nuit.