samedi 5 octobre 2013

Vue de la scène

la ferveur du public semble intacte malgré les 2 kilomètres de montée à pied dans le noir que tout le monde vient de se taper. Un concert de Yannis, ça se mérite. Pareil pour les musicos : même pas le droit de prendre un âne ! J'avais à peine réussi à en détourner un qu' on m'a fait comprendre qu'ils étaient réservés aux caisses de matériel. Il y a parfois des moments où l'on voudrait être une contrebasse.

Nous nous trouvons donc haut dans la montagne, les pins ont remplacé les oliviers, les rocs hérissent les sentiers poussiéreux, et ça pèle. "Tu comprends, nous allons dans un lieu sacré", m'explique Manolis. En attendant, pendant la pause, je cherche à boire. Malgré la flamme gigantesque qui brûle dans le fond devant une grande croix noire, l'ambiance n'a rien à voir avec un concert de Sepultura; ici c'est plutôt tournée générale de tisane. Deux mecs autour d'un chaudron en distribuent à qui veut. J'essaie de localiser les bières. Peut-être l'attroupement là-bas dans le coin ? Ah non, c'est un marchand de fromage de chèvre. C'est là que je me dis qu'il est peut-être temps de rentrer sous des cieux moins cléments mais mieux abreuvés. A ce moment, Manolis me tape sur l'épaule et me glisse une pinte de Mythos, la bière nationale. Je le regarde avec émotion et il se barre avant que j'aie eu le temps de lui faire la bise.

Puis il bat le rappel et nous reprenons. Malgré son air introverti, Yannis tient la scène comme Mick Jagger, un tabouret et un bouzouki, en plus. Souvent, son chant profond et inspiré me touche, même si je ne comprends rien au grec. Après le concert, nous redescendrons finir la nuit dans les villages puis irons voir l'aube se lever sur la mer avant de nous coucher. Là s'arrête la poésie : 15 types en train de roupiller dans un bus, on monte facilement à 300 décibels. Les ronflements, c'est comme les gosses : on supporte difficilement ceux qui ne sont pas les siens. Le chauffeur nous dit parfois que le plus difficile pour lui, ce sont les odeurs. Chacun sa croix.

De temps en temps, après les balances, je m'installe à l'orgue électronique et joue pour moi. Les paysages souvent grandioses des alentours suscitent en moi des airs nouveaux; le problème, c'est que ça ressemble de plus en plus à la BO de Zorba le Grec.. Difficile de vendre ça à mes commanditaires. D'autant plus que la retranscription dans les cafés n'arrange rien. Plus de travail et moins de distractions, les vacances touchent décidément à leur fin.

https://www.youtube.com/watch?v=VxMGyoi5N_E

mercredi 18 septembre 2013

Tu vis comme un sauvage



m'a dit Vassilis en faisant tomber les cendres de son cigarillos dans sa barbe. Assis sur les rochers, pieds dans l'eau, nous contemplons la voie lactée en testant sa dernière livraison de raki. Il a provisoirement délaissé ses fonctions de serveur dans la taverne de sa femme et tente de me dire comment prendre en main mon destin. Je l'excuse à cause de sa déformation professionnelle : dans le civil il est pope, et il faut surtout reconnaître que son raki est bon. Je reprends une rasade fruitée et tends la main, croyant pouvoir toucher les étoiles. Il me demande de faire oeuvre de contrition; je me souviens à peine de ce mot. Chez les Orthodoxes aussi ça existe ? Je lui parle du dernier plan qu'on m'a proposé : accompagner un groupe de variétoche grecque dans une tournée des plages branchées, et résister à l'alcool coulant à flot et aux filles qui dansent en bikini jusqu'au bout de la nuit.

Il fait : "Tskt tskt. Tu vaux bien mieux que ça JSB". 

A la place il me parle responsabilité de l'homme et de l'artiste, vision, engagement personnel, tandis que je me concentre sur le bruit des planètes. Rrrr pampam brrrrr chk chk chk...  John Adams et la NASA peuvent aller se rhabiller, la retranscription est bien plus simple. Je cherche dans ma poche de quoi écrire, avant de me rappeler que je suis toujours en bermuda de bain. Il va falloir que je compte sur ma mémoire, c'est pas gagné en ce moment.

A côté, un type se jette tout habillé dans le port en braillant des trucs incompréhensibles. 

Nous le regardons, en espérant ne pas avoir à nous lever pour le ramener sur le quai. Surtout moi, en fait, Vassilis étant épais comme une tranche de wolkenbrot en hiver. D'ailleurs il a senti le coup; il se met debout et pose une main sur mon épaule pour garder son équilibre :
"Je connais un type bien, m'assure-t-il, je te le présenterai, tu verras, ça va t'inspirer" et il me laisse en glissant sur les rochers, se rattrapant où il peut, souvent à quatre pattes, mais finit par poser le pied sur le quai, sauf.

On ne peut pas en dire autant du type dans la flotte. 

D'ailleurs, on ne l'entend plus. Je le cherche du regard, sa tête disparaît et réapparaît de plus en plus vite dans l'eau noire. Je plonge. Il est lourd le cochon ! Mais il se laisse faire. Je le remonte sur le quai, il tourne ses yeux vitreux vers moi et balbutie, la voix pleine d'eau : "Merci, je sais pas ce qui m'a pris, je voulais juste aller pisser." Et soudain, je me souviens, c'est l'endroit préféré des mecs bourrés de toute la ville pour se décharger la vessie. Glander c'est super, mais ça efface la mémoire. L'envers du paradis, c'était cette nuit.